Joëlle Zask : « Il faut s’interroger sur les liens entre le succès de l'extrême droite et le climato-scepticisme »
Joëlle Zask, propos recueillis par Ariane Nicolas publié le 11 juin 2024 dans Philosophie Magazine
Une extrême droite à près de 40% et des écologistes qui peinent à se hisser au-delà des 5%. Les élections européennes du 9 juin marquent un tournant dans l’histoire de l’écologie politique. Comment comprendre ce désaveu, partagé en Europe ? L’analyse de la philosophe Joëlle Zask, grande connaisseuse de John Dewey et autrice notamment d’Écologie et Démocratie (Premier Parallèle, 2022).
Quelle a été votre première analyse, à l’annonce du scrutin ?
Le résultat de ces élections européennes me paraı̂t tout à fait catastrophique. On aurait pu s'attendre à ce que les sondages d'opinion se trompent et que les électeurs attachés a la démocratie se mobilisent fortement contre l’extrême droite. Cela n’a pas été le cas, et c’est grave. On fait comme si en France, pays qui offre beaucoup d’avantages (les libertés individuelles, la sécurité physique, la protection sociale…), la démocratie allait de soi. On devrait réaliser qu’aujourd’hui, nos libertés, notre sécurité, notre relative égalité, même si elles sont bien entamées, sont des trésors d'une préciosité in`inie et que leur reconduction n’est pas automatique. Pas plus en France qu’ailleurs. Face à l’urgence, ne pas se mobiliser dans les urnes est criminel, liberticide et également écocide. Je crois qu'il faut sérieusement se réveiller. L’extrême droite a peut-être changé de visage, mais pas de personnalité. Elle reste fondamentalement négationniste, quel que soit le champ qu'on considère, et notamment négationniste vis-a-vis du climat. Il faut s’interroger sur les liens entre l'idéologie de l'extrême droite, son succès croissant dans les urnes et le climato-scepticisme.
De quel nature ce lien est-il, selon vous ?
Par définition, les extrêmes droites, et le fascisme d'une manière générale, n’admettent pas la pluralité des points de vue, des réalités, des logiques. Elles sont absolutistes, pour parler comme les pragmatistes, c'est-a-dire qu’elles ne conçoivent pas comme possible ni souhaitable le fait d’établir la vérité de manière dialogique. Elles sont autoritaires, unidimensionnelles. Or, qu'est-ce que l'écologie, sinon l'établissement d'une relation dialogique a quelque chose de particulier, et qui n'est pas soi ? Historiquement et conceptuellement, les partis issus des mouvances fascistes ou d'extrême droite – pour moi c'est un peu pareil, avec certes des nuances – ne peuvent pas entendre l'altérité radicale du monde situé hors de nous, l’altérité des événements naturels, du climat, des plantes, des animaux, des humains aussi bien entendu. Et puis factuellement, les extrêmes droites d'aujourd'hui dans le monde sont climato-sceptiques. C'est le cas de Trump aux Etats-Unis, de Bolsonaro au Brésil, de Scott Morrison en Australie, qui ont tous élaboré des politiques terribles pour l’environnement. En France, le Rassemblement national a quand même infléchi son discours sur l’écologie, avec des propositions sur la mobilité, l’énergie, la biodiversité, l’agriculture…
Le RN fait semblant d’avoir un discours écologique, mais il faut bien voir ce que ce discours sous-tend. La conception de la nature que le parti défend n'a rien à voir avec une conception écologue de la nature. Il s’agit, dans cet imaginaire hérité de l’écofascisme (ou fascisme vert .) des années 1970, d’une nature mythifiée, fixe, vierge. Une nature à travers laquelle on devrait réaliser sa propre nature humaine. Autrement dit, c'est une nature qui a horreur de l'homosexualité, de l'avortement, du métissage… tous les éléments qui contribueraient à la faire évoluer, en quelque sorte. Dans le logiciel de l’extrême droite, la nature n’évolue pas. Elle doit nous servir de repère stable pour garantir une forme d’authenticité, aspiration que l’on retrouve a travers l’idée d’enracinement. Mais cette nature est absurde, fausse, illusoire, si on la compare à la nature telle qu'elle connue par des scientifiques ou les démocrates.
Voyez-vous, dans les résultats de ces élections, un vote de défiance d’une partie de la population contre l’écologie ? Sachant que la liste EELV de Marie Toussaint a peiné à dépasser les 5%...
Je n’établirais pas une relation de cause à effet directe entre la victoire de l’extrême droite et la déroute des Verts. J’y vois plutôt une corrélation, une mise en parallèle : plus il y a d'extrême droite, moins il y a d'écologie, et plus il y a d'écologie, moins il y a d'extrême droite. On peut par ailleurs voir dans le vote d'extrême droite l'expression d'une angoisse par rapport à la crise environnementale, comme le montrent des travaux sur les effets psychologiques de cette crise, qui dénotent chez les individus une peur, une tendance à la rétractation, à la défiance. L'extrême droite se nourrit de cette terreur en proposant un contre-mode le supposément rassurant. En troisième lieu, il ne faut pas négliger la possibilité d’un pur déni de réalité face au dérèglement climatique. Certains électeurs ont sans doute mis entre parenthèses le réel au profit d’une idéologie prônant l’idée qu’il existe un ordre nécessaire aux choses. Ils pensent l’avoir trouvé dans le technosolutionnisme , une réponse aux désordres auxquels on assiste, comme quand Trump dit : Si les arbres brûlent, c'est simple, arrachez-les.
Enfin, la question de l'immigration reste très importante. Pour l’extrême droite, les mouvements de population sont contraires à une certaine idée de la nature. La frontière fait partie de l'ordre des choses. Les dirigeants d’extrême droite attribuent ainsi aux migrations humaines tous les maux, y compris ceux de nous mettre en danger face au changement climatique – puisque les migrants viendraient nous prendre nos ressources, notre nourriture, nos terres. Que les gens manquent de tout chez eux ne les dérangent pas. Comme si le fait de fermer les frontières allait résoudre la crise écologique !
Pourquoi les écologistes ont-ils tant perdu de terrain à ces élections, selon vous ?
D’abord, le comportement des électeurs sensibles à l’écologie n'est pas nécessairement le même aux européennes qu’aux municipales, départementales ou à la présidentielle, donc il est possible qu’aux prochaines législatives, qui font suite à la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, l'écologie remonte. Restons prudents. Ensuite, les écologistes ont peut-être commis l’erreur de ne pas se montrer assez démocrates. On a l'impression que bien souvent, l'écologie s'oppose à la démocratie, au sens où les masses ne seraient pas susceptibles d'opérer un tournant écologique si elles étaient livrées a elles-mêmes. Il y a même une tendance autoritaire dans l#39;écologie, au niveau européen, une volonté de court-circuiter l’opinion publique qui fait fuir les électeurs. J’ai été saisie de voir que le rapport du Giec, rédigé par de brillants scientifiques alertant sur le réchauffement climatique, s’adressait pour la première fois directement aux électeurs et non aux politiques ou aux autres scientifiques. Il a fallu attendre longtemps !
Pourtant, c'est aussi un certain autoritarisme étatique qui est à l'origine des problèmes écologiques : confier davantage de responsabilités à des gouvernements qui font partie du problème, ce serait une faute. On le voit par exemple sur les dossiers du glyphosate ou de l’agriculture, les dirigeants prennent des décisions contraires aux aspirations profondes des citoyens.
Pour vous qui êtes une grande connaisseuse de Dewey, philosophe appartenant au courant pragmatique, vous diriez que l’écologie manque justement de pragmatisme ?
L'écologie correspond au fait de créer un écosystème dans lequel chacun va développer ce qu'il a en propre, qu'il s'agisse d'un animal, d'une plante, d’un micro-organisme, etc. Cette manie de redistribuer les opportunités pour que chaque individu accomplisse au mieux son cycle de vie suppose la participation active de tous les pans de la société. Donc si par pragmatisme vous entendez solutions expéditives ou efficacité à court terme , la réponse est non. Si par pragmatisme on entend plutôt une culture qui place l'expérience personnelle au centre des décisions, alors à ce moment-la, la réponse est oui. Comprise comme une éthique de la discussion et de la mise en relation, avec une valorisation des expériences de terrain et des savoirs partagés, l’écologie aurait bien plus de chances de séduire l’électorat. Le problème, c'est d'arriver à écouter, à remplacer l'appel à l'expertise étroite par ce genre de processus initié au niveau local, de manière collaborative, pleinement démocratique. Les personnes porteuses de telles méthodes sont précisément celles qui auraient dû se mobiliser fortement, dimanche, et ne l’ont pas fait. Il faut absolument que les gens qui tiennent à leurs localités se déplacent dans les urnes, sans quoi toute la place sera laissée libre à l’extrême droite.
La dissolution inattendue de l’Assemblée voulue par Macron, est-ce une manière de faire vivre la démocratie, selon l’analyse qu’en fait Dewey, ou plutôt une instrumentalisation des institutions risquant de pervertir l’idéal démocratique ?
Je dois avouer que j’ai encore du mal à comprendre la logique de cette décision. Elle me paraı̂t totalement précipitée. Trois semaines pour se préparer, c’est rien ! Seule l’extrême droite pourra faire campagne. C'est donc vraiment jouer avec le feu. Prévoir une élection d'une telle importance sans laisser le temps aux candidats de s’organiser et aux citoyens de débattre, cela représente en effet une forme de maltraitance des institutions démocratiques. On dirait que Macron pratique la politique de la terre brûlée. Si c’est pour faciliter le grand réveil démocratique attendu, je doute que la méthode soit la bonne….
Comment Dewey propose-t-il au contraire de faire vivre la démocratie ?
Pour Dewey, il est très clair que la démocratie commence à la maison, c’est même là qu’elle est la plus formatrice. Il estime que nous devons apprendre à devenir démocrates au quotidien, dans nos attitudes les plus communes, dans notre vie ordinaire, nos habitudes, notre vie locale, les institutions qui nous entourent. La démocratie s’apprend à l'école, à l'hôpital, à la ferme. La maison est un peu le premier laboratoire de la citoyenneté, si vous voulez. Si l’on n'apprend pas à être un démocrate au niveau de sa vie quotidienne, il y a peu de chance qu'on le soit dans les urnes. Aristote ne disait pas autre chose : une bonne famille est celle qui pratique l’autogouvernement et la discussion entre ses membres. Cela permet d’envisager, par extension, une bonne manière d’exercer le pouvoir dans la société. Comment cultiver cet esprit démocratique tel que conçu par Dewey ? En pariant sur des cercles vertueux à différentes échelles. L’autogouvernement suppose des droits et des lois, et si ces lois sont bonnes, alors à leur tour elles forment de bons citoyens. Les choses ne doivent pas venir exclusivement d’en haut. La Convention pour le climat était une bonne tentative en la matière : les gens ont pu s’exprimer et délibérer de manière concertée. Problème, les propositions faites n’ont pas été retenues. Tout le monde s’est alors dit : on n’a n’aboutit à rien . Comment voulez-vous faire vivre une culture politique de qualité dans ces conditions ?
Dewey lie aussi la démocratie à l’idée d’égalité. Un des problèmes n’est-il pas qu’aujourd’hui, cette « promesse » d’égalité semble plus incarnée par l’extrême droite que par la majorité présidentielle ? Disons qu'il y a égalité, et égalité. Je ne pense pas que l'on puisse compter sur l'extrême droite pour produire quelque égalité que ce soit, pas plus qu’on ne peut compter sur elle pour construire une politique écologique digne de ce nom. L’extrême droite a une vision du monde qui hiérarchise les groupes humains mais qui, au sein de la société dont elle se revendique, a plutôt tendance à aller vers l’égalitarisme, c’est-à-dire l’effacement des différences. Elle prône un renfermement sur soi qui coupe certaines de nos relations au monde extérieur et bride la diversification de nos idées et de nos expériences. Elle aspire au fond à ce que tous les êtres créés soient identiques. Mais Darwin a montré, dans son dernier livre, que même deux lombrics ne sont pas identiques ! Chaque individu a sa place située dans le monde. L’identitarisme de l’extrême droite est au coeur de ce que Tocqueville appelait la passion de l’égalité , une passion toxique pour la démocratie, l’obsession du même qui dresse les individus les uns contre les autres. L'égalité au sens de Dewey et des vrais démocrates, est au contraire distributive, variée. Ce qui importe le plus, c'est l'égalité dans la distribution des ressources d'individuation, ce que l’économiste et philosophe Amartya Sen appelle les capabilités : allouer les ressources selon les objectifs et les capacités de chacun, et non traiter tout le monde de la même maniée. L’extrême droite reste incapable de penser cette relation extrêmement variable entre les possibilités individuelles et les opportunités environnementales.
Mèfi ! de Philippe Carrese : https://drive.google.com/file/ /1YEqKriif0BHe6orZk5FSFyCh4wUBLjxI/view?usp=sharing
Interview de Christophe Robert (fondation Abbé Pierre) par Sonia Dewieller sur France Inter le 19/6 7h50 :
Fiers de retrouver les mêmes valeurs et la même démarche que « les Voix de Marseille » https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-19-juin-2024-1548650
Interview de Patrick Chamoiseau dans Zebuline, l'hebdo, une rubrique proposée par l'Association Ancrages :
Contribution présentée en partie lors du Forum tenu le 1er juin à la Maison de l'Arménie:
Cela ne se fait pas
L’extrême-droite, FN puis RN, a été banalisée, ses thèses ont été banalisées, entend-on fréquemment.
Or l’idée est pernicieuse. Car l’énoncer participe de ce qui est énoncé. Dire que le RN est banalisé, c’est sous-entendre qu’il peut l’être et donc déjà le banaliser. C’est admettre que sa nature est telle qu’elle pourrait se plier à un cadre normalisateur. Par exemple celui de la démocratie ou de la république.
Il ne faut pas se méprendre. Lorsque Hannah Arendt théorisait la banalité du mal, elle ne voulait pas dire que le mal était moins le mal parce que banalisable, elle ne disculpait pas Eichmann et autres serviteurs du mal. Un des attributs du mal est précisément de dissimuler sa nature de mal. Dédiabolisation, entend-on aussi. Or un des autres noms populaires du diable, c’est « le malin ». Malin au point de se faire passer pour normal.
Il n’y a rien de normal dans le RN. Rien de ce qu’une démocratie, une république, une culture humaniste peuvent accepter comme normal.
Le RN représente exactement le contraire : l’opposition radicale à la démocratie, à la république, à l’humanisme. Monsieur Bardella a souhaité exiger la dissolution de l’Assemblée nationale si son parti était majoritaire dans les votes du 9 juin puis remporter ensuite les législatives. La volonté est claire : le vieil antiparlementarisme, la méfiance, voire le mépris envers les institutions républicaines, une stratégie perverse visant à les manipuler pour lieux les neutraliser. Au demeurant, le paradoxe est flagrant : des anti-européens comme députés européens, et potentiellement majoritaires.
En mai dernier, le RN a déclaré se désolidariser du parti d’extrême droite allemand Afd, avec lequel il partage les rangs du groupe Identité et démocratie (ID) au Parlement européen. Motif : les positions antisémites de l’Afd. Mais en ce même mois de mai, Madame Le Pen assistait en personne à Madrid au meeting Viva 24 qui réunissait le fleuron de l’extrême droite européenne et non européenne : nationaliste, populiste et fascisante. Furent dénoncés la gauche, l’immigration, le wokisme, les « élites », l’Etat, les « ennemis » » de la civilisation occidentale. Madame Le Pen y côtoya l’espagnol Santiago Abascal, le hongrois Viktor Orban qui appela à « occuper Bruxelles », l’italienne Giorgia Meloni, l’argentin Javier Milei, Matt Schlapp, émissaire de Trump. Qui se ressemble s’assemble.
Entre 30 et 40% pour le RN aux élections européennes. Devant une telle précision, on devrait s’incliner car la normalisation est alors attestée. Raisonnement fallacieux. C’est parce que qu’on a accepté la normalisation du RN que de tels chiffres sont possibles. Parce que Monsieur Attal, premier ministre, est venu débattre avec Monsieur Bardella et que Monsieur Macron a laissé entendre qu’il pourrait le faire avec Madame Le Pen.
Mais pourquoi ? Les plus hautes autorités de l’Etat mobilisées ? Avant que de défaire la parole du RN, ils autorisent cette parole. Et cette autorisation suffit. Défaire les arguments n’a ensuite aucune importance. Au demeurant, au lendemain du débat avec Monsieur Attal, Monsieur Bardella montait encore dans les sondages.
Le RN n’est pas normalisable, il ne peut ni ne doit entrer dans le champ politique de l’acceptable. Le RN n’a rien perdu du matériau idéologique du FN : racisme, xénophobie, nationalisme identitaire…Toutes les thèses du RN se résument à des principes de haine – FN, RN, c’est dans le nom –, toutes les mesures promises se résument à des procédures d’exclusion et au credo selon lequel ces exclusions régleront tous les problèmes. Stratégie typique des fascismes.
Ces thèses sont encore là dans le discours du RN, dans son programme, il suffit de le lire. Son tropisme poutinien n’est pas anecdotique, il relève de la vérité idéologique du RN. En outre, les tenants classiques de l’extrême-droite, GUD et autres, sont présents parmi les instances du RN et dans les cercles intimes des dirigeants. On le sait, cela a été abondamment documenté. Et pourtant, élection après élection, le vote RN est abondamment choisi.
Voilà ce qui est grave. Car le vote RN se fait en connaissance de cause. Il n’y a pas manipulation des foules, hystérie collective. Ce qui est encore plus dangereux. D’autant que le phénomène n’est pas français. La banalisation du RN s’inscrit dans un processus de banalisation plus large dont témoigne une astuce lexicale : Hongrie ou Italie, des régimes illibéraux, la tentation illibérale gagnant aussi les pays scandinaves, dit-on dans la presse. Illibéraux ? Ce sont des régimes fascisants que les circonstances peuvent rendre fascistes. Il faut appeler un chat un chat, invitait Sartre. Alors, disons-le : quelques décennies après le nazisme, un parti créé par des partisans français du nazisme caracole au sommet des intentions de vote.
Une phrase de mon enfance me hante : « Cela ne se fait pas ». Elle me hérissait enfant parce qu’elle était porteuse d’interdit et, adolescent, parce qu’elle exprimait un dogmatisme autoritaire dont je récusais la légitimité. En l’occurrence, employée dans le quotidien et pour défendre les bonnes manières, je persiste à m’en méfier. Mais elle m’intéresse par sa radicalité au service d’une candeur. Pas besoin d’explication. Cela voulait dire : si tu fais ceci ou cela, non seulement tu te mets en dehors de notre système mais tu en menaces l’existence. Et maintenant, je prends conscience d’une sagesse stratégique dans cette formule.
Voter RN en république et en démocratie, cela ne se fait pas parce le RN vise à détruire notre système républicain et démocratique. De même qu’Emmanuel Lévinas s’est intéressé aux formules de notre politesse – « Bonjour » ou « Après-vous » – pour y repérer la charge éthique, la reconnaissance de l’altérité, le « Cela ne se fait pas » me semble illustrer une posture qui participe d’un réflexe, d’un instinct. Pour ce qui nous occupe, un réflexe de survie démocratique alors que les défenses immunitaires du corps social français semblent éteintes à cet égard.
Il y a là, parmi nous, avec nous aujourd’hui, des oncologues, des biologistes. Ils nous rappellent qu’il existe pour le corps des éléments qui ne sont pas acceptables car ils le mettent en péril. La vie sociale est similaire. Elle ne saurait accepter ce qui la met en danger. Elle ne saurait négocier. Ne pas voter RN ne correspond pas à un choix mais à un impératif de survie démocratique. Le RN, premier parti de France, cela ne se fait pas.
Cela ne se fait pas. Une autre traduction me vient par une évocation qui s’impose à moi dans ce lieu, la Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture. Je pense à Missak Manouchian et son groupe de résistants antinazis, ceux de l’Affiche rouge. Des Arméniens, des Juifs, des Espagnols, des Italiens, ils venaient d’horizons culturels si différents mais en commun gardaient ce refus viscéral : Cela ne se fait pas. Piétiner la justice, tuer la liberté, cela ne se fait pas.
Accepter le RN, c’est l’intégrer dans le système politique et, ce faisant, le dérégler, en profondeur. Cela a déjà été fait, direz-vous. On le voit dans les sympathies pour le RN qui traversent toutes les couches sociales : les ouvriers, les paysans, les élites cultivées et le patronat. Certes mais il n’est pas trop tard pour chercher à retrouver ou restaurer un système politique fonctionnant correctement. Le collectif Les voix marseillaises se bat certes contre, contre le RN mais il se bat surtout pour, pour la démocratie menacée. Le vote pour les Européennes n’est pas un référendum anti Macron, pas une occasion d’exprimer une colère devant les inégalités sociales, devant la dégradation du service public, la violence au quotidien, le chômage, la précarité ou les conséquences du désastre climatique. Le vote pour les Européennes est un rendez-vous majeur pour la défense de la démocratie et celle-ci a un ennemi frontal – piètre jeu de mots mais volontaire – : le RN.
« Comment penser le RN ? ». Il est sans doute nécessaire de le penser aussi comme un symptôme, le symptôme d’un dérèglement général des dispositifs de cognition et d’interprétation dans les sociétés contemporaines, ce qui permet un grand n’importe quoi dans les discours et les revendications, un flou axiologique global dont on voit les effets totalement contradictoires : timidité, voire passivité ou faiblesse devant l’extrémisme de Poutine, acceptation de l’extrémisme du RN. Un sursaut est nécessaire qui commence par ne pas voter RN.
Banaliser le RN, c’est aussi banaliser ses thèses, à savoir neutraliser ses sources idéologiques, ce qui entraîne des conséquences sur l’ensemble de l’exercice public de l’action politique, sur l’ensemble des acteurs et des discours de cette action politique. Banaliser l’idéologie du RN, c’est banaliser son lexique conceptuel et son cadre référentiel, et notamment ses positions à l’endroit de l’hitlérisme et de la shoah. C’est par exemple amoindrir la portée sémantique et morale de la notion de génocide, amoindrir la gravité de la violence et de la terreur. Ne plus s’étonner alors de voir l’accusation de génocide brandi à tort et à travers pour disqualifier un pays démocratique. Ne pas s‘étonner que l’apologie du terrorisme devienne une position courante, défendue sur les campus et dans les rues du monde occidental .
Voltaire combattait ce qu’il appelait l’infâme, Victor Hugo combattait ce qu’il appelait la tyrannie. Il y a une certaine simplicité dans ces désignations, une allégorisation qu’on pourrait croire outrancière. Mais dans certaines périodes de l’histoire, le combat tient de la simplicité. Cela ne se fait pas. Poutine ou l’Iran, c’est simple. Nul besoin d’entrer dans de subtiles analyses géopolitiques pour percevoir que pour nous, en tant que démocrates, républicains, européens, ce sont nos ennemis. Le RN en fait aussi partie.
Alexis NUSELOVICI (NOUSS) - Aix-Marseille Université
Contribution présentée en partie lors du Forum tenu le 1er juin à la Maison de l'Arménie :
Nous serons tous d’ici
Depuis le dimanche 9 juin au soir, il est un fait politique majeur, un moment historique qui s’écrit sous nos yeux, suite aux élections européennes et à la dissolution de l’Assemblée Nationale par le Président de la République. La poussée des forces d’extrême droite est devenue considérable, jusqu’à atteindre près de 40% des suffrages exprimés en France.
Or cela fait écho à notre histoire. Au cours du XXème siècle, la France a failli deux fois très gravement, elle s’est littéralement affaissée sur elle-même : à travers la collaboration avec les nazis et le régime de Vichy, entre 1940 et 1944, cette « étrange défaite » si justement analysée par Marc Bloch ; avec la guerre d’Algérie, à partir de 1954, et la torture institutionnalisée qui a sévi et a porté gravement atteinte à nos principes fondateurs.
L’extrême droite, au moment où l’heure était grave, a été par deux fois du mauvais côté de l’histoire. Elle a été profondément collabo, ardent soutien du régime de Vichy et de la déportation des juifs, et Algérie française, jusqu’à soutenir l’OAS, ses attentats, les généraux factieux et la torture, dans laquelle a été directement impliqué le fondateur du FN, Jean Marie le Pen.
« Jamais deux sans trois » ? …Est-ce bien cela que nous voulons pour notre pays ?
Il est difficile de tirer des leçons de l’histoire, qui en effet ne se répète pas, ne récidive pas. Mais il reste des figures qui nous inspirent, et singulièrement celle de Camus. Dans son éditorial du journal Combat, du 25 août 1944, jour de la libération de Paris, il concluait : « Nous avons fait ce qu’il fallait ».
Pouvons-nous dire encore cela aujourd’hui, en France et en Europe : « Nous avons fait ce qu’il fallait » ?
Il n’est jamais trop tard pour être à la hauteur de ce qui nous arrive. Mais le temps presse face à l’immense colère qui monte depuis les tréfonds de notre pays. Nous avons fait comme si de rien n’était, comme si on pouvait continuer à ignorer les vives demandes venues du monde populaire qui n’en peut plus du mépris à son endroit et qui veut renverser la table, ne plus consentir à un ordre des choses toujours plus inégalitaire et défaillant. C’est un retentissant Ça suffit ! qui s’exprime avec ces élections européennes. Ne pas l’écouter, et même mieux, l’entendre, serait une forme de surdité politique qui nous conduit au pire, à l’effondrement de notre démocratie. Les attentes ne sont plus seulement pressantes, elles sont véhémentes, désormais. De la défaillance persistante de nos services publics, qui ont jadis créé une forme de cohésion dans notre pays après 1945, au creusement des injustices et des inégalités, économiques comme territoriales, jusqu’au délitement d’un ordre juste, républicain, qui assure la sûreté et la sécurité de chacun et de tous, en particulier dans les quartiers les plus défavorisés, qui sont et qui demeurent en première ligne.
Il ne s’agit donc surtout pas de donner des leçons, mais d’essayer, pendant qu’il en est encore temps, de tracer un chemin pour tenter de fonder, de bâtir et de faire vivre Tout un monde en commun. Nous avons au plus trois ans, entre 2024 et 2027, entre les élections législatives qui arrivent et l’élection présidentielle, si toutefois le calendrier politique et institutionnel est respecté. Parmi les cibles principales des récits et des discours d’extrêmes droites, qui recueillent aujourd’hui de si nombreux suffrages, il y a l’immigration et l’Islam. Concentrons-nous sur ces questions qui fomentent tant de passions collectives et de débats en France. Il ne s’agit pas pour autant de négliger les dimensions économiques, sociétales, climatiques, territoriales ou institutionnelles de la situation actuelle. Mais d’autres regards, plus avisés, pourront y contribuer. Regardons bien en face ce qui nous arrive, autour des relations complexes entre Islam et immigrations, dans la société politique française du XXIème siècle. Trois positions au fond se dessinent et se font face.
« Vous n’êtes pas d’ici, dehors ! »
C’est, résumé en quelques mots, la position des extrêmes droites françaises. Son cri de ralliement sinon son cri du cœur identitaire. Entre « Eux » et « Nous » il n’y a rien de commun. Vous n’avez pas votre place ici, vous les immigrés arabes, ou arabo-berbères, vous les maghrébins, vous les musulmans, vous les africains et les comoriens. Si vous êtes devenus français, vous n’êtes en fin de compte que « des français de papier » ! Comme l’a déclaré en pleine Assemblée Nationale, Grégoire de Fournas, député RN, à son « collègue », le député Carlos Martens Bilongo qui intervenait à propos du sauvetage des migrants en mer par l’ONG SOS Méditerranée : « retourne en Afrique !». Le sous texte est : même si tu es député de la République française, ta place n’est pas ici…
Les masques sont tombés, comme si c’était une surprise, et ce qui a été clamé dans l’enceinte même de l’Assemblée Nationale a largement ruisselé dans les plis de la société française où ce discours s’est répandu et s’exprime désormais sans plus guère de retenue, depuis le 9 juin au soir. Pas de traits d’unions, la discorde, le rejet et le refoulement, ou autrement dit la « remigration », selon leur vocabulaire, autre nom pour dire la déportation de ceux qui sont là et qui ne devraient pas ou plus y être.
Ce processus qui semble impensable, a déjà eu lieu dans l’histoire d’al Andalus, au nom de la Reconquista, la « Reconquête » (cela ne vous rappelle rien ?), pour défendre l’Occident chrétien et faire disparaître tout notre héritage judéo-arabe. Les juifs puis les morisques ont ainsi été expulsés massivement d’Espagne après 1492, pour préserver « la pureté du sang ». Perspectives illusoires ou peurs exagérées ? Non pas, l’AfD, en Allemagne, qui était jusqu’il n’y a pas si longtemps un allié du RN en Europe, a envisagé l’expulsion massive de citoyens allemands d’origine turque ou syrienne, considérés comme « inassimilables ». Dans la vision des extrêmes droites, française comme européenne, les musulmans, même non pratiquants, sont considérés comme des indésirables. « Vous n’êtes pas d’ici. Dehors ! » Les processus historiques qui conduisent à de telles régressions politiques et identitaires peuvent aller très vite, en piétinant les règles de droit, constitutionnelles ou les traités européens. Qui va vraiment s’y opposer ? L’Etat de droit est fragile et les textes protecteurs peuvent apparaître comme des « chiffons de papier » pour ceux qui privilégient la force.
La deuxième position est un masque, trompeur.
« Nous sommes tous d’ici, faisons semblant… »
C’est la position molle et bien-pensante actuelle, celle du statu-quo, celle qui consent au « laisser faire, laisser passer ». De petits arrangements de circonstances, et rien d’autre. Pas de vision ni d’ambition, aucune stratégie, des rustines et des approximations. Continuons à nous occuper avant tout de la « start-up nation », de ceux qui vont bien, qui gagnent de plus en plus d’argent et qui ne s’occupent jamais ou presque du bien commun. « Les premiers de cordée », comme dirait un Méprisant de la République. Dans le même temps, la relégation urbaine s’aggrave et la « fracture sociale », jadis diagnostiquée par Jacques Chirac dans les années 1990, non seulement se perpétue mais elle se creuse jusqu’à devenir un gouffre. Sur ces territoires de la République laissés en déshérence, les violences, les trafics, notamment liés aux réseaux de drogues, les assassinats et autres règlements de compte se développent, s’intensifient jusqu’à rendre la vie dans ces quartiers insupportable. Les habitants de ce qui est injustement appelé en France des « cités », et qui justement ne font pas Cité, en ce qu’ils ont été tenus à l’écart du bien public, sont en général les cibles prioritaires de cette violence généralisée. Or les acteurs principaux de ces crimes, comme d’ailleurs leurs premières victimes, viennent des mondes marginalisés et singulièrement de ceux qui sont issus de l’immigration. Il vaut mieux regarder bien en face cette réalité, plutôt que de continuer à faire semblant et à déclarer « Nous sommes tous d’ici ! », ou comme du temps de SOS Racisme : « Touche pas à mon pote ! ».
Ce n’est plus simplement une fracture sociale, qui s’est lourdement approfondie au cours de ces trente dernières années, c’est une faille dans l’imaginaire qui s’est ouverte ou rouverte, entre l’Europe et l’Islam, dont les vives secousses des attentats djihadistes en France n’ont pas été absorbées, et encore moins digérées. Un imaginaire de la peur s’est instauré et il persiste jusqu’à aujourd’hui. Le traumatisme est toujours vif, après les attaques terroristes de Mohamed Merah, les attaques contre Charlie Hebdo et l’hyper casher, contre le Bataclan et les terrasses de cafés et de restaurants à Paris, sur la promenade des Anglais à Nice, un 14 juillet, contre le père Hamel dans son Eglise de St Etienne du Rouvray, contre les professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard, contre des otages tués dans un supermarché de l’Aude, avec le gendarme Arnaud Beltrame, qui s’est sacrifié…
La liste est longue de ce qui a été ainsi accompli au nom de l’islam, en criant « Allahu akbar !». La défiance, la peur et la haine ont montré leur plus triste visage à l’occasion de ces actes qui ont ciblé sans distinction des civils, ou de façon très ciblée des juifs, un prêtre, des policiers ou des gendarmes. A ce cortège d’attentats et de crimes, faits pour frapper les imaginaires, s’ajoute le départ, volontaire, de citoyens français vers la Syrie de l’Etat islamique et qui ont souvent servis d’auxiliaires ou de relais pour des attaques terroristes sur le sol français, commettant ainsi des actes de haute trahison envers leurs compatriotes.
Cette mémoire traumatique ne s’est pas dissipée. L’islam a pris le visage du pire, de là où vient la menace et le danger. Qu’est-ce qui a été accompli de significatif durant ces dix dernières années pour sortir de cet imaginaire de la peur ? La surveillance et la répression ne sauraient suffire, même si elles sont indispensables face aux militants radicalisés. Qu’en est-il de l’immense majorité des musulmans français et des musulmans de France, qui sont complètement étrangers à de tels actes ? Où est la politique de la main tendue ? Où sont passés ceux qui sont invisibilisés, les livreurs qui étaient en première ligne au temps du Covid, les infirmières et infirmiers comme ces médecins qui font tourner les hôpitaux publics et privés, tous ces chercheurs et universitaires, arabes ou/et musulmans qui contribuent grandement à la richesse de notre pays ? Un silence retentissant à ce sujet. Or pendant ce temps, la discrimination sociale, la multiplication des contrôles au faciès, par la police, le racisme, implicite ou explicite, pour l’attribution d’un logement, d’un emploi ou dans tant de gestes de la vie quotidienne, n’ont pas cessé durant toutes ces dernières années. Nous en sommes là, dans la France de 2024, avec les résultats électoraux que l’on sait !
Les insurrections urbaines de l’été 2023, suite au tir d’un policier sur un jeune homme, Nahel, certes en infraction mais qui n’aurait jamais dû être tué pour cela, ont fracturé encore plus profondément la société française où la haine s’aiguise sur le fil de toutes ces tensions accumulées. « Nous sommes tous d’ici » n’est donc plus qu’un masque ou un leurre, une façon de faire semblant et de consentir à la faille grandissante qui oppose deux camps considérés comme inéluctablement opposés : « Eux » et « Nous ». Le discours des extrêmes droites s’est enraciné dans un imaginaire de la peur et il prospère chaque jour un peu plus dans la société française comme dans l’électorat. Il est dès lors bien difficile de se dire aujourd’hui, comme jadis l’affirmait Camus : Nous avons fait ce qu’il fallait.
Alors, comment faire front ? Comment essayer au moins d’être à la hauteur de ce qui nous arrive ? Il est un autre chemin possible, une façon d’en sortir ensemble en dessinant un horizon de sens en commun.
« Nous serons tous d’ici ! »
Cette affirmation, à la fois simple, percutante et joyeuse, ouvre sur un à venir. Chacun peut s’en saisir, se l’approprier, la mettre en œuvre, au quotidien. Ce sont les bibliothécaires de la ville d’Aubagne, en 2013, lors de la capitale européenne de la culture, qui ont lancé cette belle et juste expression et m’ont demandé de la prolonger, de la faire vivre, de la penser et de la mettre en débats dans l’espace public.
Nous serons tous d’ici s’inscrit dans une trajectoire et nous invite à un combat, en commun. Il s’agit d’inventer un avenir, ensemble. « Nous serons… » C’est bien un futur qui s’affirme. Rien n’est acquis, rien n’est gagné, tout est fragile et plus encore dans le contexte politique actuel où les extrêmes droites sont en passe de prendre le pouvoir en France. Mais l’histoire reste ouverte et le pouvoir, même celui d’un gouvernement dirigé par le RN n’est pas tout le pouvoir dans la République. Il y a la deuxième chambre, le Sénat, le Conseil Constitutionnel, de nombreuses villes, départements et régions, des syndicats, des acteurs sociaux et économiques, et un maillage si dense et puissant d’associations et de forces, spirituelles, artistiques ou culturelles, qui nous montrent que rien n’est perdu, rien n’est inéluctable ou définitif. Les élections législatives ne peuvent pas, à elles seules, changer la République et encore moins la société française, qui a le sens et le goût du divers. L’identité et pire l’identitaire ne sont pas notre seul destin. D’autres chemins existent, dans la grande tradition de ce qui a fait l’histoire de notre pays, de notre patrie, au sens que donne justement à ce mot Romain Gary : « Le patriotisme c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres » ! Ne perdons pas ce sens et ce goût de la patrie, ne la laissons surtout pas aux nationalistes et aux identitaires, qui vont la dévoyer et la piétiner, comme cela a toujours été le cas dans notre histoire.
Nous serons tous d’ici, est de l’ordre du possible, du pensable, du praticable, et doit irriguer notre vie sociale et politique dans les mois et les années à venir. Il y a bien Tout un monde en commun à fabriquer ensemble, jours après jours. Entre « Eux » et « Nous » il n’y a pas rien, ce vide entretenu par la colère et par la haine. Comme le soulignait encore une fois Camus, après les attentats en Algérie et ce qu’il a appelé « la casuistique du sang » : « Il ne s’agit pas de crever séparément, mais de vivre ensemble ». Tout est là, qui n’est pas un simple slogan ou un vœu pieu, mais l’expression d’un combat politique, culturel et citoyen : vivre ensemble !
Souvenons-nous de la France de 1998, de cette finale de coupe du monde et des deux buts marqués de la tête par le marseillais Zinedine Zidane, célébré dans une immense ferveur populaire par tout le pays comme un véritable héros national ! C’était il y a tout juste vingt-six ans…
Sommes-nous complètement défigurés, depuis lors ? Certes il ne s’est agi que d’un match de football, mais ne sous estimons pas la portée du pouvoir symbolique, c’est ce qui nous fait tenir ensemble.
Nous serons tous d’ici est entre nos mains. Rien de définitif ou d’irréparable n’a encore eu lieu, même les attentats. Il ne s’agit pas d’une destruction de masse, d’un génocide ou d’une épuration ethnique, rien de comparable avec l’ampleur de la guerre intestine entre catholiques et protestants, au XVIème siècle, pas de Saint Barthélémy, tout au moins pas pour le moment.
Nous avons les ressources intérieures, au sein même de notre pays pour fabriquer Tout un monde en commun. Ce n’est pas seulement notre intérêt, pour éviter la discorde, c’est notre raison d’être et une profonde fidélité à l’héritage des Lumières et à celui de la Révolution française. Liberté, Egalité, Fraternité n’est pas une simple devise, républicaine. Ce ne sont pas des mots creux, vidés de leur sens et de leur contenu par des idéologies identitaires mortifères. Le « moment Fraternité » est devant nous, si nous savons lui donner vie, sens et corps. C’est bien d’une incarnation dont nous avons besoin, pas d’une incantation.
Entre l’Europe et l’Islam, il n’y a pas d’incompatibilités culturelles, irréductibles, ni de confrontations nécessaires, mais au contraire un possible monde commun qui s’appelle la Méditerranée. Il y a par-là un style de vie, à la méditerranéenne, qui est fait d’entrelacements, d’entremêlements, de partages au long cours qui ne vise pas à opérer un quelconque « remplacement », comme le clament aujourd’hui les identitaires, mais au contraire le désir de tisser des liens avec un style de vie, à l’européenne. Il y a par là un nouveau « creuset français » qui est à l’œuvre, des alliages qui nous rendent plus vifs, plus beaux et plus forts. Pourquoi s’en détourner et renier tous ces liens tissés au fil de l’histoire ?
Voulons-nous une France repliée sur elle-même, une France rabougrie, une France qui a peur et qui ne sait plus être fidèle à son plus bel héritage ?
Ceux qui n’ont rien d’autre à dire au monde que « Cassez-vous ! Vous n’êtes pas d’ici ! » ne doivent pas vaincre. Ce serait un désastre, à la fois humain, politique, économique et international dont nous ne mesurons pas l’immense portée.
Nous serons tous d’ici !
Tel est bien le cap à prendre pour les années à venir car, comme l’écrivait si justement René Char dans ses Billets à Francis Curel, parmi les plus beaux textes inspirés par l’esprit de Résistance : Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants.
Thierry Fabre*
*Thierry Fabre, essayiste, chercheur et commissaire d’expositions. Il est le fondateur des Rencontres d’Averroès à Marseille. Il a dirigé la revue La pensée de midi et la collection BLEU chez Actes-Sud. Il est l’auteur de nombreux textes, livres et catalogues centrés sur le monde méditerranéen.
L’étranger et le don
En ces temps troublés où se manifestent ouvertement la peur de l’étranger, le rejet de l’autre et l’absence de solidarité, laissez-moi vous conter ma réalité.
Je suis médecin et à près de 70 ans je ne suis pas retraité, juste pour dire que mon expérience professionnelle est longue. J’ai consacré mes efforts de tous les jours à traiter des patients atteints de leucémie aiguë dont le pronostic à court terme sans traitement est effroyable en quelques jours ou semaines. Actuellement plus d’un malade sur deux guérit, y compris parmi les formes de maladie les plus graves en réalisant des greffes de moelle osseuse.
Pourquoi vous parler de mon métier qui en est juste un au milieu de tant d’autres ? c’est parce que la greffe a cette particularité de reposer sur un geste unique : un don… et pas n’importe quel don : le don de soi. Une personne donne des cellules souches provenant de sa moelle osseuse à un autre. Dans plus de la moitié des cas ce donneur est un total étranger au malade : il ne connaitra jamais celui qui bénéficiera de son geste. C’est donc un geste totalement altruiste. Il peut vivre dans un autre pays, il peut être de sexe, d’âge ou d’ethnie différentes. Peu importe car ce qui est important c’est que ce don pour un inconnu permettra la guérison de ce patient condamné. Ainsi la création d’un individu où coexistent dans un même corps et à vie, cellules du patient et du donneur apporte au malade une nouvelle force lui permettant de vivre.a
De cet exemple tiré de la biologie, je me plais à penser que ces valeurs de partage, de mélange, de mixité, de coexistence et de solidarité sont certainement essentielles pour permettre au corps de notre société, que nous savons tous malade de l’individualisme et de l’inégalité, de revenir à une réalité saine et de guérir. Des raisons existent à cet état et nous devons ensemble les réparer. Mais ne nous trompons pas sur les causes profondes de cette maladie et repoussons ensemble les mensonges qui réfutent ces valeurs qui nous permettraient d’avancer. Nous devons bien au contraire les retrouver et les cultiver : nous devons considérer avec bienveillance et accueillir l’apport de chacun de nous quelle que soit notre origine et notre histoire. C’est le gage d’une société future plus juste et plus heureuse pour nos descendants. Ainsi cela ne sera pas pour rien que nos ancêtres auront inscrit la fraternité au frontispice des mairies de notre République.
Docteur Didier Blaise
Professeur de médecine
La vie ne veut pas guérir…
par Hervé Castanet
Il y a sept ans, lors de la campagne de l’élection présidentielle, des psychanalystes ont choisi de sortir du silence de leur cabinet et d’affirmer que le parti de Marine Le Pen était celui de la haine. Haine ne désigne pas, ici, seulement un affect intense – ou pas que. C’est une passion de l’être en ceci que l’être de l’Autre (écrit avec un A majuscule) est visé en son cœur. L’Autre est fugitif, il ne se laisse pas attraper, saisir – il échappe. De même l’être se décline dans son manque-à-être : je ne sais ce que je suis (homme, femme, vivant mort ?), ce que je veux, encore moins ce que je désire. Avec la haine, il se localise, se mithridatise. Mais que vise cette haine précisément ? À affirmer la victoire de l’Un, décliné en une série de petits uns semblables entre eux : des mêmes, sur l’Autre – l’Autre de l’altérité, de la contingence et de la rencontre imprévue (chère aux surréalistes). Pas d’Autre troué, non superposable à lui-même, mais du Un dogmatique identique à lui-même. Ainsi va l’identité de l’identitaire. L’Autre produit des épars désassortis, des marques-mal, comme l’on dit à Marseille, des bricolés, des tordus. A contrario des Uns bien droits normés par l’identique à soi.
Mais des voix, depuis, cette année-là, clament : Vous en faites trop, vous jouez à vous faire peur. Ce n’est pas possible. Je n’ai pas oublié cette phrase de Claude Lanzmann qui, dans Paris-Match du 5 mars 2017, écrivait : « C’est une fausse peur que se font les Français. Cela ne peut pas se produire dans un pays institutionnalisé comme le nôtre. » Aujourd’hui, nous en sommes à nous demander par quel miracle ou par quelle ruse de l’histoire, l’arrivée inévitable du RN aux affaires, peut être évitée dans 10 jours.
La sérénité, même relative, d’un Lanzmann ou de tel ou tel autre, relève d’un oubli que le psychanalyste, qui s’oriente de Freud et de Lacan, peut relever. Quel oubli ? Une phrase de Freud, dans son Malaise dans la civilisation en 1930, est à rappeler : il y a des « discordances entre ce que pensent les humains et ce qu’ils font, du fait aussi des voix multiples du chœur où s’expriment leurs désirs ». Mais pourquoi n’est-ce pas simple ? Pourquoi la raison ne suffit-elle à créer une communauté, à faire société ? Pourquoi le désir n’exprime-t-il pas ce qu’il veut avec transparence ? Pourquoi ces dieux obscurs avec leurs cohortes de servants exigent leur dû ? La philosophie politique répond-elle à cette question ? Non, elle ne le peut. Elle peut expliquer comment faire avec ces faits mais ne peut dire pourquoi ces faits où « ce n’est pas ça » – jamais. Pas un philosophe qui ne se soit demandé comment éviter le mal, la destruction, la guerre, le pire entre les hommes ? Je peux citer Rousseau, théoricien clef pour saisir la Révolution des Lumières qui va arriver, qui est parti de ce constat : il y a une disjonction entre le progrès de la rationalité et le progrès moral. Je peux citer Kant qui se collera au problème et fera dépendre le progrès moral du progrès politique accompli par les États. Je peux citer enfin Marx lui-même qui posera que le malheur des hommes de son temps tient à la propriété privée, à l’extorsion de la plus-value et à l’inégalité entre les hommes qui en découle. Ce sont des utopies – vous pouvez les dire réalistes si vous le voulez.
Pourquoi ça ne marche pas et pourquoi l’arrivée probable du RN au pouvoir l’explique ?
Parce que la vie ne veut pas guérir. Ce n’est pas la psychanalyse qui le dit, c’est le Coryphée dans Œdipe à Colonne de Sophocle. Et Lacan, suite à Freud, en fait son miel. Car la question n’est pas pourquoi le mal – la souffrance, la destruction, l’insupportable, etc. – arrive aux parlêtres que nous sommes mais plutôt pourquoi le parlêtre veut le mal, le désire avec une volonté acharnée. Freud lui donna le nom de pulsion de mort et Lacan celui de jouissance – les deux termes indiquent une soumission aux dieux obscurs.
C’est parce que les psychanalystes, par expérience clinique, le savent qu’ils s’opposent aussi systématiquement au RN qui, lui, promeut les dieux obscurs. Une psychanalyse, c’est en cela qu’elle est subversion, tout à la fois isole cette jouissance mortifère et y substitue, sur une échelle renversée, le désir. Mais la jouissance même réduite n’a pas disparue. Lorsqu’un parti comme le RN se propose de façon protéiforme de déployer la haine, alors, au nom du désir et de la vie, il s’agit d’être présent contre – contre la pulsion de mort. Un bout de vivant en réchappera-t-il ?
Marseille, le jeudi 27 juin 2024.
Hervé Castanet, professeur des Universités, est psychanalyste à Marseille.